Délai de traitement des plaintes disciplinaires : Abus de procédure ?
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Dans les Règlements consolidés de l’Institut canadien des évaluateurs (ICE), il est implicite que les membres de l’ICE qui sont visés par des audiences disciplinaires doivent jouir de procédures équitables. Si ce n’était pas le cas, il serait inutile de fixer une norme d’examen gouvernant le Sous-comité d’appel quand les appels qui lui sont soumis soulèvent des questions de justice naturelle et d’équité procédurale.1 Un aspect de l’équité procédurale est le délai pour traiter une question disciplinaire, qui ne devrait pas être excessif.
Mais, qu’est-ce qu’un délai ‹ excessif › ? Et s’il y a un tel délai, quel est le recours approprié ? La décision de la Cour suprême du Canada dans Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 SCC 29 [Abrametz] aborde ces questions.
Il est à noter qu’au début, Abrametz impliquait un avocat dans une procédure disciplinaire, édictée en vertu d’une loi prévoyant un droit d’appel devant les tribunaux. C’est une procédure différente de l’accord contractuel dont les tribunaux ont conclu qu’il existe entre l’ICE et ses membres. Cependant, comme nous l’avons appris de causes antérieures, les tribunaux exercent néanmoins une forme de supervision relativement aux procédures disciplinaires de l’ICE et, comme il est indiqué ci-dessus, le Comité de la pratique professionnelle de l’ICE et ses sous-comités sont tenus d’assurer l’équité procédurale aux membres visés par des plaintes. Ainsi, les directions de la cour dans Abrametz pourraient s’appliquer plus ou moins à la procédure disciplinaire de l’ICE.
Contexte de la cause Abrametz
Voici les faits de la cause Abrametz : En 2012, la Saskatchewan Law Society a accusé un avocat d’avoir commis plusieurs infractions aux règles de comptabilité de fiducie. L’avocat a pu continuer à exercer le droit durant la procédure disciplinaire, mais à certaines conditions. En octobre 2014, un rapport de vérification a été soumis à la Law Society. En octobre 2015, La Law Society a déposé une plainte officielle accusant l’avocat et un Comité d’audition a été constitué. Une enquête menée au même moment sur la situation fiscale de l’avocat a donné lieu à un litige devant les tribunaux.
En mars 2016, l’avocat a demandé au Comité d’audition de suspendre provisoirement les procédures disciplinaires jusqu’à la conclusion de l’enquête fiscale, mais ce n’est qu’en août 2016 que le Comité d’audition a rejeté la demande. Le Comité d’audition a entendu la question disciplinaire à différentes dates en 2017, la dernière en septembre. Une décision concernant la conduite de l’avocat a été rendue le 10 janvier 2018, où il a été reconnu coupable. Le 13 juillet 2018, l’avocat a demandé un arrêt des procédures au motif que le temps mis pour enquêter à son égard et rendre sa décision constituait un abus de procédure. La demande d’arrêt des procédures ainsi que les observations concernant la sanction appropriée ont été entendues par le Comité d’audition le 18 septembre 2018. La demande d’arrêt des procédures a été rejetée le 9 novembre 2018. Le 20 janvier 2019, la décision a été rendue relativement à la sanction : le Comité d’audition a ordonné que l’avocat soit radié et n’ait pas le droit de demander sa réinscription avant le 1er janvier 2021.
Le temps écoulé entre l’avis d’enquête et l’ordonnance de radiation était d’environ neuf ans (2012-2021). La demande d’arrêt des procédures en 2018 a été faite six ans après le début de la cause.
La décision du Comité d’audition de rejeter la demande de 2018 pour un arrêt des procédures reposait sur sa conclusion que, même si le délai de traitement des accusations portées contre l’avocat était long, il n’était pas excessif en l’occurrence et, on outre, l’avocat était en partie responsable du délai. Lors d’un appel interjeté auprès de la Cour d’appel de la Saskatchewan, la décision du Comité d’audition rendue le 18 novembre sur la demande d’arrêt des procédures a été renversée et un arrêt des procédures ordonné. Dans un appel de la Law Society devant la Cour suprême du Canada, la décision de la Cour d’appel a été renversée et la décision du Comité d’audition refusant d’ordonner un arrêt des procédures a été maintenue.
Le but des organismes disciplinaires
Dans Abrametz, la Cour suprême du Canada notait que les organismes disciplinaires ont pour objectifs :
- de protéger le public;
- de réglementer la profession; et
- de préserver la confiance du public.2
Pour les membres de l’ICE, ces objectifs seront familiers. Sous une forme ou une autre, ils existent dans le Code de conduite, les Règlements consolidés et les Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC) de l’ICE.
Tout en reconnaissant les objectifs des organismes disciplinaires, le juge Rowe, écrivant pour la majorité de la cour, observait que :
… un délai excessif peut être préjudiciable aux membres des organismes professionnels, aux personnes plaignantes et au public en général. Des allégations d’inconduite formulées contre un membre peuvent avoir de lourdes conséquences pour cette personne. Elles peuvent entacher sa réputation professionnelle, menacer sa carrière et nuire à sa vie personnelle. L’angoisse et le stress causés par l’incertitude quant à l’issue de telles procédures ainsi que la stigmatisation liée à des plaintes non résolues représentent de bonnes raisons d’enquêter et de poursuivre dans les meilleurs délais. Les organismes disciplinaires ont l’obligation de traiter équitablement les membres dont le gagne‑pain et la réputation sont touchés par de telles procédures…
La cour notait que :
Les personnes qui portent plainte… ont avantage à ce que leur affaire soit traitée rapidement, afin qu’elles puissent être entendues et passer à autre chose. Enfin, le public en général s’attend à ce que les professionnels qui sont coupables d’inconduite soient assujettis à une réglementation efficace et fassent l’objet de sanctions appropriées. Comme les organismes disciplinaires ont pour rôle de protéger le public contre des comportements professionnels préjudiciables, ils doivent veiller à répondre dans les meilleurs délais aux préoccupations du public…3
Autrement dit, les organismes disciplinaires doivent prendre des mesures équilibrées et atteindre cet équilibre le plus rapidement possible.
Abus de procédure découlant d’un délai
Selon la majorité de la cour dans Abrametz, deux situations où le délai peut constituer un abus de procédure sont : 1) une absence d’équité de l’audience; et 2) un préjudice important causé en raison d’un délai excessif. Dans Abrametz, le litige portait sur le délai excessif.4 Une analyse à trois volets est requise pour déterminer si un délai excessif existe :
- le délai doit être excessif;
- le délai doit avoir directement causé un préjudice important; et
- lorsque ces deux conditions sont réunies, on procède à « …une dernière évaluation afin de déterminer si le délai constitue un abus de procédure. Un délai constituera un abus de procédure s’il est manifestement injuste envers une partie ou s’il discrédite d’une autre manière l’administration de la justice ».5
Délai excessif
Pour déterminer si un délai est excessif, il faut tenir compte des facteurs suivants : a) la nature et l’objet des procédures; b) la longueur et les causes du délai; et c) les faits et les questions de la cause. Ces trois facteurs ne sont pas exhaustifs – d’autres facteurs contextuels peuvent être pris en considération dans une affaire donnée.6
Concernant la nature et l’objet des procédures, la cour suggérait que les décisions requises des tribunaux varient en complexité et en importance, en intimant que plus une cause est complexe, plus elle peut prendre du temps.7 Il faut également considérer que les objectifs importants des procédures disciplinaires comprennent la protection du public et la préservation de la confiance du public dans la profession.8
Quant à la longueur et aux causes des délais, un tribunal a l’obligation fondamentale d’être équitable à toutes les étapes d’une procédure. « Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision. ».”9 Il peut y avoir une bonne raison pour le délai, par exemple la suspension des procédures pendant que des procédures parallèles, criminelles ou civiles, sont en cours. On peut avoir renoncé à un délai, de manière explicite ou implicite.10
La complexité des faits et des enjeux sera également un facteur pour déterminer si le délai était excessif.
Préjudice important
Il doit exister un préjudice important pour la partie accusée découlant directement du délai excessif, comparativement au préjudice résultant vraisemblablement de l’acte même de faire l’allégation. Une personne accusée d’enfreindre des codes de conduite professionnelle subira possiblement diverses formes de préjudice, mais la question à considérer pour déterminer un abus de procédure est de savoir si le délai de traitement des allégations crée un préjudice. Une liste non exhaustive des formes de préjudice pourrait inclure un préjudice psychologique, une réputation entachée, une vie familiale perturbée, la perte d’un emploi ou d’occasions d’affaires et une attention médiatique prolongée et envahissante.11 Mais, on ne doit pas se surprendre que la simple suggestion d’un préjudice ne suffira pas – des preuves dignes de foi démontrant que le préjudice était mesurable et important seront nécessaires. Il doit être assez grave pour supplanter le besoin de protéger l’intérêt public.
Manifestement injuste ou discrédite l’administration de la profession
La majorité de la cour jugeant la cause Abrametz disait que, s’il est établi qu’il y a un délai excessif et un préjudice important, la cour ou le tribunal doit passer à la troisième étape : est-ce que le délai est manifestement injuste pour la partie accusée ou discrédite l’administration du processus ? Il semble donc qu’une conclusion que le délai était excessif et que le préjudice était important n’entraînera pas nécessairement la conclusion qu’il y avait abus de procédure. Mais, ce qui est « manifestement injuste » ou ce qui jetterait le « discrédit » sur l’administration d’un processus n’est pas élucidé dans la décision de la majorité et nécessitera un examen approfondi des précédents cités comme sources de référence par la majorité.
Recours pour abus de procédure découlant d’un délai
Dans Abrametz, la cour a dégagé trois recours, en précisant qu’ils ne sont pas exhaustifs :
- arrêt des procédures;
- mandamus (une ordonnance obligeant le tribunal à intervenir); et
- réduction de la sanction/des coûts.
Dans la plupart des cas, la partie concernée devrait chercher des recours disponibles dans les procédures du tribunal avant de recourir aux cours. Ce pourrait être aussi simple que demander à un tribunal d’accélérer le processus. Attendre sans exercer de pression pour une résolution plus rapide n’est pas une bonne stratégie pour alléguer qu’il y a eu un abus de procédure.
En droit administratif, une partie peut demander un ordre de la cour obligeant un tribunal inférieur à intervenir (mandamus). La mesure dans laquelle cette option est viable dans une procédure disciplinaire de l’ICE sort du cadre du présent article.
Un arrêt des procédures est le recours ultime d’une partie accusée. Toutefois, le résultat est que les accusations ne seront pas traitées, ce qui soulèvera la question du préjudice à l’intérêt public. À mesure que la gravité des accusations augmente, la préoccupation pour la protection du public s’intensifie et le seuil de l’arrêt des procédures s’élève.
Le seuil pour obtenir des réductions de sanctions ou de coûts sera généralement plus bas12 que l’obtention d’un arrêt des procédures, mais une réduction des sanctions ou des coûts pourrait être un baume imparfait pour un membre accusé.
Conclusion
L’abus de procédure résultant d’un délai de traitement d’accusations disciplinaires est possible sur la base d’un devoir d’équité qui est dû à un membre de l’ICE tout au long de la procédure disciplinaire. Cependant, le seuil d’une conclusion qu’il y a eu un abus de procédure est élevé :
- il doit y avoir un délai excessif;
- il doit y avoir un préjudice important résultant directement du délai; et
- le délai et le préjudice doivent entraîner une injustice manifeste pour la partie accusée ou discréditer la procédure disciplinaire.
Le recours pour le délai menant à un abus de procédure ne sera pas souvent un arrêt des procédures. L’intérêt compensatoire du public doit être pris en considération. Un arrêt des procédures fait en sorte qu’un membre coupable d’une infraction ne sera pas sanctionné. Le recours sous forme d’une sanction allégée ou de coûts réduits est plus probable. De plus, un recours n’est vraisemblablement pas possible si une partie ne s’est pas activement plainte de l’absence de progrès ou si ‹ elle s’est tourné les pouces › avant de se décider à porter plainte pour motif de délai.
Pour mettre tout ça en contexte, dans Abrametz, il y a eu un délai d’au moins six ans entre l’accusation portée et la demande d’arrêt des procédures. On a conclu que 32 mois de délai n’ont pas été expliqués et que l’avocat pourrait n’avoir contribué qu’à une partie relativement faible du délai. Des preuves montraient que l’avocat avait souffert sur le plan professionnel, financier et médical et que sa famille avait souffert également. Malgré tout cela, la Cour suprême du Canada a conclu que la décision du Comité d’audition de la Law Society de ne pas acquiescer à la demande d’arrêt des procédures était justifiée.
Notes en fin de texte
1 Règlements consolidés de l’ICE, en vigueur le 15 juin 2020, règlements 5.29.1.3 et 5.29.5
2 Abrametz, paragr. 53
3 Abrametz, paragr. 55-56
4 Abrametz, paragr. 41, 42
5 Abrametz, paragr. 43
6 Abrametz, paragr. 51
7 Abrametz, paragr. 52
8 Abrametz, paragr. 53
9 Abrametz, paragr. 58
10 Abrametz, paragr. 63
11 Abrametz, paragr. 69
12 Abrametz, paragr. 90-100
Cet article est fourni dans le but d’alimenter la discussion. Il ne doit pas être considéré comme un avis juridique. Toutes les questions relatives aux situations abordées ici devraient être posées à des praticiens qualifiés dans les domaines du droit et de l’évaluation.