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L’Est et l’Ouest se rencontrent à mi-parcours de la Route de la soie

Évaluation immobilière au Canada

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2016 – Volume 60 – Tome 1
L’Est et l’Ouest se rencontrent à mi-parcours de la Route de la soie
Jeremy Brooks

L’Est et l’Ouest se rencontrent à mi-parcours de la Route de la soie
Rebâtir l’économie afghane à l’aide des NUPPEC par Jeremy Brooks

Deux semaines après la capture par la coalition dirigée par les É.-U. de la capitale de l’Iraq, Baghdad, en 2003, Philip Smith fut dépêché dans la ville de Basra par le gouvernement britannique. Vétéran des services financiers et de l’immobilier, il avait pris sa retraite, une dizaine d’années auparavant, s’était réinstallé de la Californie à Moscou en 2000, et était devenu consultant auprès de banques dans toute l’Europe orientale et le Moyen-Orient. Les Britanniques s’étaient tournés vers M. Smith pour rétablir les systèmes de paiement à Basra, organiser ensuite l’élection après le régime de Saddam Hussein, établir des budgets pour les bureaux du futur président et premier ministre et restaurer le système bancaire.

Si aucune de ces tâches n’était simple, la dernière s’avérait particulièrement épineuse dans le contexte du récent coup d’état; les systèmes de paiement étaient paralysés et des pillards avaient assiégé la banque centrale avant de l’incendier. Imperturbable, M. Smith entreprit la tâche de rétablir une priorité cruciale, celle de voir à ce que l’argent soit remis aux citoyens sous forme de salaires, pensions, etc. Durant les réparations de la banque vandalisée, M. Smith dirigea une équipe chargée de relancer les flux monétaires dans les rues. Cette tâche fut accomplie à même un camion et des contenants d’entreposage.

« Notre système a réussi, dit M. Smith, diplômé en comptabilité et finances, sciences économiques appliquées et immobilier. Nous avons payé les employés de l’état, des sociétés pétrolières et les enseignants. Certains n’ont jamais manqué une période de paie . . . nous avons distribué ainsi environ 40 à 50 millions de dollars en espèces chaque mois . . . . Nous avons montré aux gens du coin comment mettre sur pied un système bancaire. »

Ce bienfait inappréciable pour les gens du coin ne fut pas trop bien reçu par les Américains à Baghdad qui étaient d’avis que ce financement éclair arrivait trop rapidement, explique M. Smith. « À Baghdad, ils n’ont pas vraiment compris. Nous avons été critiqués assez sévèrement et on nous a demandé de ralentir. » Il ne s’en est pas trop soucié. Il avait été embauché par la Grande-Bretagne pour aider les Iraquiens et il a livré tel que promis.

Depuis sa première incursion dans le domaine de l’aide au développement international à la fin des années 1990 à titre de retraité devenu bénévole, M. Smith, maintenant âgé de 70 ans, a enseigné à des banquiers de pays comme le Kosovo et le Kyrgyzstan les normes bancaires internationales, il les a aidés à établir des professions d’évaluation, il a introduit les hypothèques (sa propre hypothèque pour son logement à Moscou ayant la distinction d’être la quatrième à y être émise) et il a donné des séminaires sur tous les sujets depuis la comptabilité jusqu’à l’évaluation du risque.

Récemment, il a été appelé à travailler à un projet en Afghanistan visant à y établir la profession d’évaluateur, en s’appuyant sur le travail visant à relancer le secteur financier qu’il avait déjà accompli dans le pays en 2002. Au cours des deux dernières décennies, M. Smith a travaillé pour des gouvernements et agences d’aide étrangères du R.-U., d’Europe et des É.-U. Dans ce projet, financé par USAID, M. Smith a travaillé comme consultant pour l’entreprise internationale de développement ayant son siège social aux É.-U., Chemonics International Inc. Les projets antérieurs au travail de M. Smith visant à créer une profession d’évaluateur en Afghanistan avaient été de nature autocratique, englobant tous les aspects depuis l’établissement d’un régime de réglementation pour les banques et l’enseignement de l’analyse des états financiers, jusqu’à l’introduction du financement hypothécaire. Ces projets avaient préparé le terrain pour l’étape suivante.

Après des décennies de guerre, l’économie afghane, tout comme ses villes et villages, devait être reconstruite. Ce n’est pas un pays développé, mais un pays qui compte de nombreux propriétaires fonciers, de sorte que le recours à des prêts immobiliers pour relancer l’économie semblait logique. Le travail rigoureux que M. Smith avait dû effectuer dans chaque projet successif auquel il avait participé avait des éléments communs, y compris le besoin d’adopter des règles et règlements modernes entourant les prêts et emprunts et, de là, un moyen d’amener les Afghans à comprendre qu’en garantissant des emprunts sur leurs avoirs ils pouvaient accéder à la prospérité.

La situation en Afghanistan n’est pas très différente de celle de plusieurs pays dans lesquels M. Smith a travaillé, une situation où la tradition, et non la réglementation, régit les affaires telles l’immobilier. La valeur d’une propriété et le montant que cette propriété permet d’emprunter ne s’appuyaient aucunement sur des normes internationales, comme on trouve normalement dans les pays développés jouissant d’une profession d’évaluateur. Les transactions immobilières se négociaient généralement à l’heure du thé dans une salle à manger et se concluaient par une simple poignée de main. M. Smith dit avoir d’abord observé ce scénario au Kosovo, et en avoir profité pour enseigner aux banques les principes de l’évaluation immobilière. Il a ensuite fait la même chose en Serbie.

En l’absence d’une profession d’évaluateur, M. Smith rapporte avoir observé dans ces pays des banques prêtant beaucoup plus d’argent que ce que la propriété valait. Il décrit le « scénario classique » en Afghanistan : un bien immobilier dont la valeur marchande est de 500 000 $ obtenant un prêt d’un million de dollars. Pire encore pour les gestionnaires de risque de la banque qui avaient autorisé le prêt est le fait qu’ils n’avaient aucune valeur réelle leur permettant de recouvrer leur investissement si l’affaire tournait mal. Chaque projet auquel M. Smith a participé a révélé le chaînon suivant à renforcer afin de construire un secteur financier efficace en Afghanistan. La pierre d’assise de cette démarche consistait à connaître la valeur des propriétés.

Alors que M. Smith enseignait aux banques afghanes l’importance des évaluations immobilières, un autre défi se dessinait du côté des consommateurs. M. Smith découvrit que la plupart des Afghans n’avaient jamais entendu parler d’une hypothèque et n’avaient aucune idée qu’ils pouvaient emprunter de l’argent sur la valeur de leurs maisons. Des campagnes de sensibilisation du public furent mises sur pied pour introduire cette idée. Pour surmonter cette lacune, il fallait aussi restaurer la confiance du public envers un système bancaire reconnu pour sa corruption – y compris un fiasco monumental à la Banque de Kaboul dans lequel plus de 800 millions de dollars avaient été détournés vers des bénéficiaires personnels, dont le frère du président de l’époque.

Alors que les pièces du casse-tête essentielles au développement du secteur financier de l’Afghanistan tombaient en place, M. Smith tourna toute son attention sur la plaque tournante : la création d’une profession d’évaluation et la formation d’évaluateurs professionnels. Sans ces deux éléments, toute forme d’emprunt, que ce soit pour reconstruire une ville, pour aider une veuve à élever ses enfants ou pour aider quelqu’un à ouvrir un petit commerce, continuerait d’être un jeu de hasard. Pour M. Smith, la première étape consistait donc à trouver le modèle de la profession d’évaluation qui conviendrait le mieux à la situation en Afghanistan.

Après avoir comparé les systèmes de divers pays dans le monde, il choisit le modèle des Règles uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC) de l’Institut canadien des évaluateurs (ICE).

« C’est ainsi qu’a commencé ma relation avec l’ICE, rappelle M. Smith. Il faut mettre sur pied une organisation correctement. [Après quelques recherches] j’ai préféré les normes du Canada plus que toutes les autres. J’ai donc demandé la permission d’utiliser son matériel comme guide pour développer des normes qui peuvent s’adapter au marché en Afghanistan. »

Éducateur dans l’âme (M. Smith estime avoir enseigné, depuis 1973, à quelque 10 000 participants à divers séminaires), il précise que sa démarche en Afghanistan consistait à examiner d’abord avec eux les avantages des NUPPEC et ensuite de les aider à adapter les NUPPEC à leurs besoins et circonstances uniques. « J’ai commencé par expliquer que des normes internationales ont été formulées et identifiées, dit M. Smith. Laissez-moi vous montrer en quoi elles consistent. [Puis] nous allons les adapter à votre pays. »

Pour être un enseignant efficace, selon M. Smith, il faut savoir écouter. Il soumet tous les groupes avec lesquels il est appelé à travailler dans un pays donné, tant au gouvernement que dans les banques, à une série de questions au sujet de leurs façons de faire les choses afin de pouvoir les aider à mettre au point la meilleure façon de faire les choses à l’avenir. C’est ce processus qui lui a permis de dégager la faiblesse fondamentale des pratiques de prêts en Afghanistan.

M. Smith est aussi un voyageur averti qui se décrit lui-même comme un mordu de l’histoire qui aime étudier le passé d’un pays et en apprendre le plus possible du présent de ce pays des gens qu’il rencontre en public. Dans des pays comme l’Afghanistan, aux normes culturelles et religieuses très différentes, le côté inquisiteur de M. Smith s’est avéré fortuit. Il a appris, par exemple, qu’en régime financier islamique, la forclusion n’est jamais une affaire noir sur blanc. « Vous ne jetez pas les gens à la rue, » dit-il. Une autre nuance culturelle que M. Smith a découverte en Afghanistan qui aurait de profondes répercussions sur les méthodes de travail des évaluateurs sur le terrain est le fait qu’il est culturellement inconvenant qu’un homme entre dans la maison d’un autre homme en son absence.

M. Smith ne se perçoit pas comme une sorte de Père Noël missionnaire; il ne prétend pas avoir toutes les réponses. Il est plus intéressé à utiliser son expertise dans le contexte d’un pays (avec ses coutumes et traditions) pour aider les gens à trouver leur propre voie vers le succès. Puisant à même son expérience, M. Smith dit avoir vu comment l’imposition des idées financières de l’Occident à une population qui n’est pas équipée pour y faire face cause des problèmes. C’est ce qu’il a observé en Russie quand les consommateurs ont eu accès au crédit. Les citoyens russes furent ravis de constater qu’ils pouvaient acheter des appareils ménagers et autres articles de luxe à crédit, mais ils n’avaient aucune idée de la manière de rembourser. « Ne faites rien qui changerait la façon de vivre des gens, » conseille M. Smith.

Par conséquent, deux partenaires originaires d’Afghanistan ont pris possession de la formation donnée par M. Smith (le modèle des NUPPEC qu’il avait « afghanisé ») et pris en main la gestion de la profession d’évaluateur : ce sont l’Afghanistan Institute of Banking and Finance (AIBF) et l’Afghanistan Bankers Association (ABA). L’AIBF supervise maintenant la formation en évaluation immobilière, l’ABA s’occupe des examens et ils ont créé ensemble l’Afghanistan Appraisal Association, l’organisme qui adoptera les NUPPEC modifiées pour maintenir les normes, accorder des licences et faire appliquer les normes de pratique de la nouvelle profession d’évaluation dans le pays.

Faisant abstraction pour un moment de l’intégrité que les évaluateurs apporteront au secteur naissant des finances en Afghanistan, l’avantage de former les Afghans à devenir évaluateurs professionnels est important en soi. M. Smith calcule qu’il y a plus d’un million et demi d’hypothèques possibles au pays. Si un évaluateur gagne en moyenne 250 $ à 300 $ par évaluation et qu’il en effectue plusieurs par semaine, il tire un revenu très supérieur au revenu annuel moyen que M. Smith situe entre 700 $ et 1 000 $. En permettant à des milliers de citoyens d’augmenter leurs revenus, le pays se dotera d’une base fiscale plus robuste. « Nous avons calculé que les impôts sur le revenu des courtiers et évaluateurs, plus les impôts sur le revenu des travailleurs de la construction qui seront requis pour la construction des nouvelles maisons dans le pays pourraient constituer la moitié du budget de l’Afghanistan, » estime M. Smith.

Sachant que les banques afghanes n’ont pas les ressources nécessaires pour faciliter tous les prêts possibles au pays, M. Smith dit avoir commencé à imaginer la phase suivante de développement du pays : le groupement des hypothèques en valeurs mobilières afin de créer un marché secondaire susceptible d’intéresser les grands investisseurs, tant au pays qu’à l’étranger.

« Une fois que les banques ont épuisé leurs liquidités existantes, vous devez être prêt à relancer la partie, dit M. Smith. Vous devez bâtir simultanément un marché secondaire. » Les lois actuelles peuvent interdire le recours aux hypothèques titralisées qu’envisage M. Smith, mais cette situation n’a pas refroidi son enthousiasme à l’égard de cette idée.

« Les possibilités sont là, dit-il. Encore faut-il avoir la vision nécessaire pour les voir. »

Jamais satisfait de laisser une bonne idée sur la tablette (M. Smith admet avoir été propriétaire de 55 compagnies au cours de sa vie, y compris trois journaux), il reconnaît néanmoins que l’ambitieuse nature de ce qu’il aimerait voir se réaliser en Afghanistan n’est pas entravé seulement pas les lois afghanes, mais aussi par les besoins concurrents sur d’autres fronts.

« Les choses avancent, dit M. Smith. Mais ça ne va pas très vite. [La création d’une profession d’évaluation] n’est pas le dossier le plus important à l’ordre du jour parlementaire. »