EXPROPRIATION : RETOUR SUR L’‹ AVANTAGE ÉCONOMIQUE PARTICULIER ›
Évaluation immobilière au Canada
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EXPROPRIATION : RETOUR SUR L’‹ AVANTAGE ÉCONOMIQUE PARTICULIER ›
PAR JOHN SHEVCHUK, C.ARB, AACI (HON)
MEMBRE BÉNÉVOLE, SOUS-COMITÉ D’APPEL, AVOCAT-PROCUREUR
Lorsqu’un bien immobilier est exproprié, plusieurs gouvernements au Canada prévoient expressément que le propriétaire doit être indemnisé en recevant un ‹ avantage économique particulier › relatif à l’utilisation du bien immobilier qui n’entre pas autrement dans la valeur marchande de celui-ci. Toutefois, la réclamation d’une telle indemnisation n’a réussi que dans très peu de cas. C’est à se demander pourquoi.
Un exemple que l’on utilise fréquemment pour justifier la revendication d’un ‹ avantage économique particulier › est la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans la cause Gagetown Lumber Co. v R. [Gagetown]. Des terrains forestiers en tenure franche et autorisés avaient été expropriés par la Couronne fédérale pour faciliter la construction d’une base militaire à Gagetown. Le détenteur de la teneur franche et des licences exploitait également une scierie, ainsi qu’un parc à bois débité, où des installations sur rail permettaient d’exporter le bois. Comme les terrains forestiers étaient situés tout près de la scierie et du parc à bois débité, la cour a conclu qu’il existait une valeur pour les propriétaires des terrains forestiers dont seraient privés les parties n’ayant pas la scierie et le parc à bois débité. La cour était d’avis que d’accorder simplement la valeur marchande pour les terres ne constituait pas une indemnisation suffisante.
Le juge Rand écrivait : « La valeur marchande… peut être le seul déterminant, excluant l’indemnisation, mais elle peut ne pas l’être. Quand la position du propriétaire face à la terre n’est pas différente de celle de tout acheteur, c’est la valeur qui est la mesure; si le propriétaire a un rapport spécial avec la terre, comme dans le cas d’une entreprise établie, alors la mesure, c’est la valeur pour lui en tant qu’homme prudent, ce qu’il donnerait pour prix de la terre, plutôt que d’en être dépossédé : le prix, donc, représentant en réalité le coût en capital de l’entreprise à laquelle seraient liés les profits… »
Le juge Locke, écrivant pour lui-même et deux autres juges, indiquait : « …En déterminant la valeur pour le propriétaire, tous les avantages qu’offre la terre, présents ou futurs, dans ses mains, doivent être pris en considération et il peut demander que le prix soit évalué par rapport à tous ces avantages, qui donneront à la terre la meilleure valeur. Ces limites au bois d’œuvre, bien desservies par des routes situées si près de la scierie à Gagetown, avaient évidemment une valeur pour l’appelant, ce qui ne serait pas le cas d’une personne ne possédant pas de telles installations pour convertir les billots en bois débité, dans un entreprise bien établie, conçue et efficace pour tirer profit du bois débité… »
L’approche de la cour dans la cause Gagetown reposait sur la notion de ‹ valeur pour le propriétaire ›. Le juge Locke écrivait : « Comme il est indiqué dans la cause Pastoral Finance Association Limited v. The Minister, le problème consiste à déterminer quel montant un homme prudent dans la position du propriétaire aurait été disposé à payer pour ce bien immobilier plutôt que d’échouer à l’acquérir… la question est de savoir quel montant une personne prudente dans la position de la compagnie appelante, avec son entreprise d’exportation de bois débité bien établie, ses installations à Gagetown pour la production et l’expédition du bois débité situées si près du bien immobilier, jouissant d’un accès par de bonnes routes, étant en possession du bien immobilier, sans en détenir le titre, consentirait à payer plutôt que d’échouer à l’acquérir. »
Gagetown semble prometteur si vos intérêts dans l’immobilier sont des biens immobiliers expropriés, mais quel est son effet réel aujourd’hui, en particulier quand la tendance en matière d’expropriation est aux modèles d’indemnisation reposant d’abord sur la valeur marchande ? Pour répondre à la question, nous devons nous reporter aux réformes apportées à la loi sur l’expropriation dans les années 1960 et 1970, qui ont incité certains gouvernements au Canada à prévoir expressément un ‹ avantage économique particulier ›.
L’extrait suivant du BC Report on Expropriation explique peut-être pourquoi la revendication d’un ‹ avantage économique particulier › sera en fait rarement admise :
B. Valeur particulière
Dans certaines circonstances, la valeur marchande ne suffit pas à évaluer une indemnisation. Elles surviennent en présence d’un élément qui n’a de valeur que pour le propriétaire ou encore s’il y a très peu d’acquéreurs éventuels. On parle alors de valeur particulière.
La Commission de réforme du droit de l’Ontario a déclaré que des circonstances de valeur particulière peuvent exister dans trois situations différentes, dont elle a donné des illustrations :
…
2. Quand le terrain possède des attributs particuliers, tels l’emplacement ou la catégorie, qui lui donnent une valeur particulière pour le propriétaire comparativement à d’autres terrains, mais qui n’augmentent pas sa valeur marchande.
Par exemple, une station-service située à une intersection donnée peut conférer à ce bien immobilier une valeur particulière pour son propriétaire grâce aux ventes plus nombreuses qu’il réaliserait à cet endroit plutôt que sur des terrains adjacents. La valeur marchande du terrain au coin de l’intersection ne reflétera pas nécessairement la rentabilité spéciale que représente pour le propriétaire la possession de l’emplacement pour cette fin.
…
La Commission concluait qu’une indemnisation devrait être payable dans toutes les trois situations, sur le principe d’indemnisation pour perte. La Commission décidait de ranger [la situation 2] sous la rubrique ‹ préjudice de perturbation ›… La législation de l’Ontario a mis en œuvre [cette proposition]…
…
Pour ce qui est de la deuxième situation, qui a trait à l’avantage économique particulier, nous convenons que l’exemple de la station-service au coin de l’intersection… est vraiment un préjudice de perturbation, résultant d’une perte d’affaires. On aurait pu mieux illustrer la situation en évoquant les circonstances qui existaient à [Gagetown]… Même dans ces circonstances, cependant, on peut faire valoir que la perte ne touche pas la ‹ valeur › du terrain, mais les affaires de l’entreprise, ce qui devrait être considéré comme un préjudice de perturbation… Peut-être que le préjudice de perturbation pourrait toujours couvrir ce type de perte, mais nous en doutons fortement. Pour assurer que la revendication soit admise dans de tels cas, nous pensons qu’il serait sage de prévoir une clause… rendant indemnisable ‹ la valeur pour le propriétaire › d’un ‹ avantage économique particulier › découlant de ses activités sur le terrain.
Comme on peut le déduire de ce qui précède, alors que la BC Law Reform Commission croyait que c’était probablement inutile, accorder un ‹ avantage économique particulier › devrait être prévu dans les lois sur l’expropriation, au cas où d’autres personnes chargées de déterminer l’indemnisation ne pourraient pas indemniser pleinement un propriétaire forcé de vendre son bien immobilier.
La BC Law Reform Commission recommandait, avec l’accord du Parlement de la Colombie-Britannique, qu’en plus de la valeur marchande du terrain, un propriétaire reçoive tout avantage économique particulier découlant de ses activités sur le terrain.
Que faut-il alors pour être indemnisé pour avantage économique particulier ? Dans la cause Arpro Developments Ltd. v. British Columbia, le terrain a été exproprié pour y construire une gare maritime pour un traversier du gouvernement. Le propriétaire-promoteur voulait développer le terrain à des fins commerciales et résidentielles. La Cour suprême du Canada a statué que la question pour le panel d’arbitrage était de savoir si Arpro pouvait prouver qu’à cause des circonstances propres à Arpro, le bien immobilier avait plus de valeur pour Arpro qu’il en aurait eu pour un autre promoteur compétent et averti qui aurait utilisé le terrain à des fins similaires.
On s’est récemment penché sur l’avantage économique particulier dans la cause Clark v. New Brunswick (Minister of Transportation). La question était de savoir s’il y avait un avantage économique particulier associé à des terres à bois expropriées, en plus de la valeur marchande du bien immobilier. Le propriétaire faisait valoir qu’il prenait soin des terres à bois pour obtenir une forêt de bonne qualité, qui lui procurerait de bons revenus lorsqu’il couperait les arbres pour en faire du bois d’œuvre. La cour s’est appuyée sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans la cause Canada (National Capital Commission) v. Hobbs, car la proposition d’un avantage économique particulier doit être mesurable en termes monétaires − l’attachement sentimental ne servira pas de fondement pour l’indemnisation.
Dans la cause Clark, la cour s’est aussi appuyée sur un extrait de l’ouvrage The Law of Expropriation and Compensation in Canada, à l’effet que l’avantage doit être particulier et qu’il ne profiterait pas à d’autres personnes utilisant le bien immobilier de la même manière générale. La potentialité et l’adaptabilité seules ne suffisent pas. L’avantage doit pouvoir se mesurer en argent. Enfin, l’avantage requiert que le propriétaire utilise effectivement le bien immobilier. Concernant les faits de la cause Clark, aucune preuve n’a établi une utilisation de la terre à bois qui ajoutait à sa valeur marchande. La valeur de la terre à bois se reflète entièrement dans l’estimation de la valeur marchande. Au paragraphe 65, la cour écrivait :
La cour est sensible à la situation de M. Clark. Il n’y a pas doute qu’il a beaucoup travaillé sur ses terres à bois et que l’expérience d’être exproprié n’est ni la bienvenue ni planifiée. Cependant, comme le Nouveau-Brunswick est une province où prévaut la valeur marchande, la cour ne peut pas s’aventurer dans l’estimation d’une ‹ valeur pour le propriétaire › d’un bien immobilier, à moins que des preuves n’établissent une valeur économique particulière pour le propriétaire. Dans ces circonstances, accorder une indemnisation additionnelle à la famille Clark contreviendrait aux dispositions de la Loi sur l’expropriation.
En résumé, dans les provinces où l’expropriation repose sur la valeur marchande, en plus d’une indemnisation pour préjudices de perturbation et d’un avantage économique particulier, il demeure que l’argumentation est très limitée et restreinte à l’effet qu’une pleine indemnisation pour un bien immobilier exproprié ne se reflète pas dans la valeur marchande ou avec préjudices de perturbation.