Est-ce une bulle et est-elle prête à éclater?
Évaluation immobilière au Canada
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Est-ce une bulle et est-elle prête à éclater?
Par Paul Morassutti, AACI, P. App., MRICS, vice-président exécutif, Évaluation et services-conseils, CBRE Limitée
Le 15 septembre 2018 marquait le 10e anniversaire du dépôt du bilan de Lehman Brothers, l’événement considéré par plusieurs comme le début de la crise financière mondiale. Cet anniversaire fait en sorte que les médias nous indiquent que nous sommes au cœur même d’une autre bulle spéculative et que le moment est propice à un repli économique ou même une récession.
La sagesse traditionnelle nous enseigne que la dette faible a alimenté une bulle boursière et immobilière et qu’une hausse des taux d’intérêt pourra certainement y mettre fin. Plus simplement : après une décennie de croissance alimentée par la dette, la fête est peut-être terminée et la gueule de bois menace.
Minimalement, cela signifiera une augmentation des taux plafonds et une baisse de valeur pour le secteur immobilier commercial.
Cette hypothèse semble-t-elle raisonnable? Peut-être oui, mais peut-être non. Voyons voir de plus près.
Taux d’intérêt
Après une baisse séculaire de 30 ans, les taux d’intérêt ont maintenant pris une direction opposée. Ils ont augmenté trois fois au cours de l’année 2017, deux autres augmentations sont survenues en 2018 – jusqu’à présent et une autre pourrait survenir – et les taux devraient encore augmenter en 2019. Le nuage qui planait au-dessus de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a fini par se dissiper, l’économie américaine a gardé un rythme effréné, alors que la politique d’assouplissement quantitatif (AQ) mondial avance lentement et prudemment. Il est devenu évident que les banques centrales souhaitent ramener les taux d’intérêt à un niveau qu’elles estiment « normal ».
Mais qu’est-ce qui est normal? Sommes-nous en train de vivre un prélude à une nouvelle crise financière mondiale? Si c’est le cas, le chemin pour y arriver sera long. Ici, au Canada, où nous avons le taux d’endettement immobilier le plus élevé des pays du G7, la Banque du Canada n’aura d’autre choix que d’avancer lentement, sinon elle risque de provoquer un effondrement du marché du logement. Aux États-Unis, l’effet de surdose provoquée par les réductions d’impôts devrait se calmer et la croissance mondiale générale devrait se modérer en 2019.
À plus long terme, le vent contraire soufflant contre le taux d’intérêt réel ne fait qu’anticiper une croissance lente – le principal coupable de cette situation est le vieillissement et le déclin de la population active. En 2017, la population en âge de travailler a diminué au Canada et c’était la première fois qu’une telle situation se produisait. Nous vieillissons et nous vivons plus longtemps; par conséquent, notre main-d’œuvre ne connaît à peu près pas de croissance. Et il s’agit d’un phénomène mondial. Les effectifs sont également à la baisse en Allemagne, en Italie, au Japon et en Russie; en Chine, la population active devrait commencer à diminuer en 2024.
Comme la contribution de la main-d’œuvre à la croissance du PIB aura tendance à disparaître, c’est la productivité qui devra prendre la relève. La technologie jouera évidemment un rôle important, mais des perturbations massives se lèveront tout au long du chemin, ce qui mènera sans aucun doute à une plus grande polarisation des revenus.
Dans un monde dont la croissance est lente, les taux d’intérêt ne peuvent qu’augmenter.
Facteurs atténuants
Un certain nombre de facteurs permettront d’atténuer la hausse des taux d’intérêt – et seront des facteurs positifs pour le marché – même si nous devions traverser une période de ralentissement économique; les voici :
- Disponibilité des capitaux
L’énorme transfert de propriété d’un capital privé fortement endetté vers des sociétés publiques et des fonds de pension bien capitalisés a été bien documenté au cours des deux dernières décennies. Les fonds de pension placés dans l’immobilier augmentent, ce qui représente des milliards de dollars de nouveaux capitaux qui demandent à être placés. Le nombre de FPI au Canada est passé de 2 en 1993 à environ 50 de nos jours. En outre, de nouvelles sources de financement par capitaux propres étrangers et sophistiqués entrent au Canada chaque année. - Ratio d’endettement conservateur
On peut soutenir que l’utilisation plutôt conservatrice du niveau d’endettement/du levier financier représente le critère le plus important pour évaluer la santé du marché immobilier commercial canadien. Il est interdit à la plupart des FPI de détenir plus de 50 % de la valeur de leur ratio d’endettement; de leur côté, les fonds de pension emploient un pourcentage encore plus faible. Exception faite du marché des maisons plurifamiliales, il est difficile d’obtenir un ratio prêt-valeur supérieur à 70 %. Comme pratiquement aucun acteur de ce marché n’est surendetté, les propriétaires ne se montrent pas vraiment inquiets, même lorsque des baisses marquées de l’économie se produisent. Par conséquent, le nombre de ventes forcées est très réduit. Pour appuyer cet aspect, on peut jeter un œil sur la récente expérience vécue par le marché des bureaux en Alberta : le taux d’inoccupation a atteint des niveaux jamais vus auparavant et les taux de location ont été en chute libre; pourtant aucune panique réelle n’est survenue. - Des indicateurs de base du marché qui sont solides
Une bulle spéculative se caractérise par un marché où les prix montent rapidement et de façon spectaculaire, alors que ces augmentations sont apparemment sans lien avec les indicateurs de base du marché. Cela ne constitue pas vraiment une description du marché immobilier commercial canadien actuel. L’augmentation des valeurs s’est faite plutôt lentement au cours des 10 dernières années. Les taux plafonds ne se sont pas soudainement contractés à l’improviste, ils se sont lentement comprimés au cours d’une période plutôt longue. Dans de nombreux marchés et secteurs, les taux d’inoccupation sont parmi les plus bas – voire les plus bas – en Amérique du Nord. L’augmentation des loyers est forte, plus particulièrement dans les secteurs industriel et plurifamilial. La demande – elle provient en grande partie du secteur de la technologie et de la logistique du commerce électronique – devrait rester présente. Il semble aussi que nous ayons trouvé le bon équilibre d’immigration pour le pays et, à cet égard, nous tirons parti de la volonté américaine de se tourner vers les personnes natives des États-Unis. Aspect important : nous sommes devenus beaucoup plus disciplinés dans la façon dont nous créons de nouvelles offres. Trop de bureaux ont été ajoutés en Alberta au mauvais moment; c’est vrai, mais ce n’est pas une indication du marché dans son ensemble. Enfin, lorsqu’une contraction du taux plafond s’est produite en 2018 – dans les secteurs industriel et plurifamilial –, son origine était la forte croissance attendue pour le marché locatif, une attente fondée sur des facteurs du marché qui étaient légitimes. - Bulle spéculative? Quelle bulle spéculative?
Nous avons précédemment défini ce qu’est une bulle spéculative classique. L’une des raisons pour lesquelles cette bulle occupe une place importante dans l’imaginaire des Canadiens et des Canadiennes, c’est l’importance que les médias ont récemment accordée au rendement du marché boursier américain. Lors de la première semaine d’octobre, le Dow Jones a enregistré son 14e record à la clôture au cours de l’année 2018. Les indices Dow et S&P 500 sont à la hausse – pratiquement sans arrêt – depuis la fin de la crise financière mondiale et la couverture des médias devient donc incontournable. Cet aspect peut nourrir la perception de bulle spéculative à lui seul. Il faut nous rappeler que l’expérience canadienne a été plus modérée. En fait, le TSX a vécu deux corrections au cours des 10 dernières années et n’a pas atteint les sommets des marchés américains. Ce n’est pas vraiment l’image d’une bulle…
Conclusion
Nous avons connu un cycle prolongé dans le secteur immobilier commercial – aucun doute là-dessus. Toutefois, la hausse des taux d’intérêt en présence de taux plafonds à des niveaux historiquement bas nous permet d’affirmer que la compression du taux plafond est officiellement terminée et qu’il pourrait bien repartir à la hausse. Je vous fais toutefois remarquer que la plupart des intervenants (y compris moi-même) ont fait cette même prédiction au cours des deux dernières années.
Il faut aussi noter que les taux d’intérêt augmentent en raison de l’inflation ou de la croissance économique, mais que cette hausse s’atténue lorsqu’un ralentissement économique se produit.
Bref, on se fait toujours avoir lorsqu’on tente de prévoir les cycles. Si je pouvais le faire, j’écrirais certainement cet article sous un cocotier dans une île du sud du Pacifique! Nous allons traverser une autre récession, c’est inévitable, et cette récession pourrait être imminente. Mais l’idée que les taux d’intérêt reviendront à une sorte de « norme » historique, entraînant du même coup une hausse significative des taux plafonds, me semble peu probable si l’on considère tout ce qui soutient le marché.
Je ne suis pas obsédé par l’arrivée d’une crise prochaine, je suis plutôt rassuré de savoir que le marché canadien est bien placé pour y faire face.