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Expropriation – indemnisation : ignorer le régime – Orientation de la Cour suprême du Canada dans l’affaire St. John’s c. Lynch

Évaluation immobilière au Canada

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2024 – Volume 68 – Tome 2
Expropriation – indemnisation : ignorer le régime – Orientation de la Cour suprême du Canada dans l’affaire St. John’s c. Lynch
John Shevchuk Conseiller juridique, C.Arb, AACI(Hon), RI

Par John Shevchuk Conseiller juridique, C.Arb, AACI(Hon), RI

En droit de l’expropriation, un principe important est que les augmentations ou les diminutions de la valeur marchande attribuables au plan d’expropriation ne sont pas prises en compte dans l’évaluation de l’indemnité payable pour les biens expropriés. Ainsi, l’indemnité pour un terrain exproprié pour la construction et l’exploitation d’un système de transport rapide léger ne sera pas augmentée, même si la disponibilité d’une telle installation peut être considérée comme un attribut positif exerçant une pression à la hausse sur la valeur marchande. La valeur marchande sera déterminée sans tenir compte de la présence du système de transport rapide léger. À l’inverse, si un terrain zoné résidentiel multifamilial est exproprié en vue de la construction d’une installation publique, la diminution de la valeur marchande du terrain utilisé à cette fin ne sera pas prise en compte lors de la fixation de l’indemnité. 

Ce concept, appelé principe de Pointe Gourde,1 a été au centre de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire St. John’s (City) c. Lynch,2 rendue en mai 2024. Dans un numéro précédent de la présente publication,3 j’ai parlé des décisions des tribunaux inférieurs dans l’affaire Lynch, mais l’affaire mérite d’être examinée plus en détail maintenant que la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur ce sujet.

Contexte factuel

La propriété en cause dans l’affaire Lynch est située dans un bassin hydrographique qui alimente une rivière fournissant de l’eau à St. John’s, Terre-Neuve (« la ville »). Elle a été acquise par la famille Lynch par le biais d’une concession de la Couronne en 1917. À l’époque, les terres se trouvaient en dehors des limites de la municipalité. Au cours des années qui ont suivi la concession de la Couronne, la ville a pris des mesures pour protéger le bassin versant contre la pollution. Cependant, jusqu’en 1992, les utilisations résidentielles n’étaient pas expressément interdites.

En 1992, une extension des limites de la ville a englobé la propriété de Lynch et les pouvoirs de zonage de la ville se sont appliqués à la propriété. Peu après, dans le cadre d’une réorganisation générale des zones situées à l’intérieur des limites de la ville, un plan municipal et des règlements d’aménagement mettant en œuvre le plan ont été adoptés. Une zone de bassin versant a été créée, qui incluait la propriété de Lynch. Aucune utilisation autorisée n’y était mentionnée, mais trois utilisations discrétionnaires – l’agriculture, la sylviculture et les services publics – étaient envisagées.

En 1996, un document d’orientation commandé par la ville a recommandé que la ville maintienne la restriction imposée par un décret municipal (the City Act) sur l’édification de nouveaux bâtiments dans le bassin versant et qu’elle continue d’interdire le développement urbain, avec l’intention à long terme de ramener la zone concernée à des « conditions naturelles et vierges ».

En 2011, la ville a informé les propriétaires de la propriété Lynch qu’aucun développement ne serait autorisé. En 2013, cette position a été officiellement renforcée lorsqu’une demande de développement d’un lotissement résidentiel de 10 lots a été rejetée. La ville s’est appuyée sur le City Act et sur le zonage des bassins versants prévu par son règlement d’aménagement pour refuser la demande.

Contexte juridique

Dans une procédure antérieure devant la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador, les propriétaires de la propriété Lynch ont prouvé à la satisfaction du tribunal qu’il y avait eu expropriation constructive (de facto). Le tribunal a estimé que les communications de 2011 et 2013 de la ville aux propriétaires avaient entraîné a) l’acquisition par la ville d’un droit de propriété ou d’un droit de propriété découlant de la propriété, et b) la suppression, par les actions de la ville, de toute utilisation raisonnable de la propriété. Cette décision n’a pas fait l’objet d’un appel.4 La question suivante concernait l’indemnisation due aux propriétaires.

Une demande d’indemnisation a été déposée auprès du Board of Commissioners of Public Utilities. Le principe de Pointe Gourde était en jeu. La Commission a demandé à la
Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador si l’indemnisation devait être basée sur les utilisations discrétionnaires existantes pour l’agriculture, la sylviculture et les services publics, ou si le zonage existant devait être ignoré et la valeur déterminée comme si le développement résidentiel était autorisé. La réponse dépendait de la question de savoir si a) le zonage existant faisait partie du programme de protection de l’approvisionnement en eau, ou b) le zonage existant était un acte indépendant du programme de prévention de la pollution. Les propriétaires ont fait valoir que le zonage existant faisait partie du programme, qu’il devait être ignoré et que l’indemnisation devait être basée sur l’utilisation résidentielle. Le juge des requêtes a estimé que le rezonage pour des utilisations discrétionnaires introduit par le règlement d’aménagement était indépendant du plan de prévention de la pollution de la ville pour le bassin hydrographique. Cette décision a été influencée par sa conclusion selon laquelle les règlements d’aménagement faisaient partie d’un processus global de réorganisation et de rezonage et n’étaient pas spécifiques à la propriété de Lynch. 

Lors de l’appel des propriétaires devant la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador, la décision du juge des requêtes a été renversée. La Cour d’appel a estimé que le zonage
 existant devait être ignoré, de sorte que la valeur marchande devait être déterminée sur la base de l’utilisation résidentielle, plus lucrative. 

La ville a fait appel devant la Cour suprême du Canada. Cette dernière a estimé à l’unanimité que l’ordonnance de la cour d’appel ne pouvait être maintenue et que l’ordonnance du juge des requêtes de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador était rétablie. Le terrain devait être évalué sur la base des utilisations discrétionnaires existantes, plus restrictives et de moindre valeur, à savoir l’agriculture, la sylviculture et les services publics.

Analyse de la Cour suprême du Canada

Dans les affaires faisant intervenir le principe de Pointe Gourde, il s’agit de déterminer si les mesures prises par une autorité publique font a) partie d’un processus visant à favoriser le régime d’expropriation, ou b) sont indépendantes des efforts déployés pour favoriser un tel régime.5 La raison d’être d’un texte peut également être trouvée dans les plans à long terme d’une autorité publique et dans la correspondance entre les fonctionnaires.6

La Cour a donné des exemples tirés de la jurisprudence d’actes indépendants et d’actes pris en application d’un régime. Dans un cas, la ville de Toronto a adopté un règlement qui empêchait la construction sur une bande de terrain de 17 pieds qui a ensuite été expropriée pour l’élargissement de la route. Le tribunal saisi de l’affaire a estimé qu’il était loisible au propriétaire du terrain de prouver que le règlement interdisant la construction était lié au projet d’élargissement de la route.7

Dans une autre affaire, un terrain initialement zoné pour le développement résidentiel a été rezoné par le gouvernement local pour un usage de service public. Le rezonage a eu lieu après la création d’une autorité provinciale dotée d’un pouvoir d’expropriation en vue de la construction d’une installation publique. L’autorité provinciale a exproprié des terrains pour son installation. Dans une décision partagée, la majorité de la Cour a accepté la décision de l’arbitre selon laquelle le rezonage était un acte indépendant, bien que le gouvernement local ait eu connaissance de la création de l’autorité provinciale. Un facteur qui a influencé l’opinion de la majorité était que le rezonage cristallisait un plan à l’échelle de la ville qui avait été conçu avant la création de l’autorité provinciale,8 ce qui laisse supposer que la majorité a conclu que la propriété expropriée n’avait pas été ciblée dans le processus de rezonage.

Dans un cas où un gel du développement a été imposé sur un terrain situé dans une zone désignée comme futur parc, le fait qu’il n’y ait pas eu d’intention immédiate d’expropriation n’a pas enlevé l’objectif de contrôler le développement sur le terrain afin qu’il soit disponible pour l’utilisation du parc. Il a été jugé que l’acte réglementaire avait été pris en vue d’une future expropriation.9 En pareil cas, l’effet dépressif sur la valeur marchande du gel du développement ne serait pas pris en compte dans la fixation de l’indemnité.

Un texte restrictif sur la propriété qui a ensuite été expropriée pour un projet routier a été considéré comme n’ayant pas été pris en vue d’une expropriation parce que le texte s’appliquait à toutes les terres de la ville.10

L’expropriation d’un terrain par une ville en vue de la création d’un parc naturel a suivi l’adoption d’une politique provinciale imposant des restrictions en matière de développement sur les terres écologiquement sensibles, y compris le terrain exproprié. Dans cette affaire, le tribunal a estimé que la politique provinciale ne pouvait être ignorée dans le cadre de l’examen de l’indemnisation, car elle ne visait pas les terres en question.11

Dans les exemples jurisprudentiels fournis par Lynch, la question est de savoir si les actions de l’autorité publique peuvent être considérées comme ayant été prises en vue d’une expropriation. Dans l’affirmative, ces mesures doivent être considérées comme faisant partie du régime d’expropriation et leurs effets doivent être exclus de l’évaluation de l’indemnité.12

Une restriction de l’utilisation des terres promulguée dans le cadre d’une initiative à l’échelle locale ou provinciale ne visant pas des propriétés spécifiques peut être considérée comme un acte indépendant et ne doit pas être exclue de l’évaluation de l’indemnité. Un texte promulgué par une autorité publique différente peut également indiquer qu’il s’agit d’un texte indépendant. La connaissance par un gouvernement des plans d’aménagement d’un autre gouvernement ne permet pas de conclure qu’un acte a été pris dans l’intention d’exproprier. Le texte a-t-il été adopté dans le but d’exproprier ou de réglementer? En fin de compte, chaque cas dépendra des faits.13

Dans l’affaire Lynch, la question clé était de savoir si le règlement d’aménagement avait été adopté par la ville dans le but de prévenir la pollution, c’est-à-dire de ne jamais permettre l’aménagement de la propriété de Lynch. D’après son interprétation des éléments de preuve, la juge des requêtes a considéré que les utilisations discrétionnaires prévues par le règlement d’aménagement étaient indépendantes du plan de protection du bassin hydrographique. Des personnes raisonnables examinant les mêmes éléments de preuve pourraient parvenir à une conclusion différente. En rétablissant la décision du juge des requêtes de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador, le juge Martin de la Cour suprême du Canada a écrit : « … il y aura des désaccords raisonnables sur la caractérisation de textes législatifs particuliers, étant donné que cette détermination factuelle n’admet pas de règles claires. Dans les circonstances, je ne vois aucun motif d’intervenir dans l’évaluation du juge des requêtes. Il convient de faire preuve de déférence à son égard. »14

Conclusion

Comme pour beaucoup d’autres choses en droit, le résultat de l’affaire Lynch et les affaires qui y sont citées démontrent que le régime d’expropriation dépend fortement des faits de chaque affaire, qu’il peut y avoir plus d’une interprétation raisonnable des faits et que cela conduira à un degré élevé d’incertitude dans la manière dont les tribunaux statueront.

Notes de fin

1      Pointe Gourde Quarrying & Transport Co. c. Sub-Intendent of Crown Lands, (1947) A.C. 565 (H.L.); voir en exemple Expropriation Act, RSNL 1990, c E-19, s 27; The Expropriation Act, CCSM c E190, s 27(2); Expropriations Act, RSO 1990, c E.26, s 14(4)(b); Expropriation Act, RSBC 1996, c 125, s 33; Expropriation Act, RSA 2000, c E-13 s 45; Expropriation Act, RSNB 1973, c E-14, s 39(4); Expropriation Act, RSNS 1989,
c 156, s 33

2      St. John’s (City) v. Lynch, 2024 SCC 17

3      St. John’s (City) v. Lynch, 2024 SCC 17

4      2016 NLCA 35; Annapolis Group Inc. c. Halifax Regional Municipality, 2022 SCC 36 (Annapolis), paras. 18-19

5      Lynch, para. 46

6      Lynch, para. 48

7      Lynch, para. 42; Re Gibson and City of Toronto (1913), 11 D.L.R. 529 (Ont. S.C. (App. Div.))

8      Lynch, para. 43; Kramer c. Wescana Centre Authority, [1967] S.C.R. 237

9      Lynch, para. 44; Halliday’s Estate c. Newfoundland Light & Power Co. (1980), 29 Nfld. & P.E.I.R. 212

10    Lynch, para. 44; Atlantic Shopping Centres Ltd. c. St. John’s (City), (1985), 56 Nfld. & P.E.I.R. 44 (Nfld. C.A.)

11    Lynch, para. 45; Windsor (City) c. Paciorka Leaseholds Ltd., 2021 ONCA 431

12    Lynch, para. 54

13    Lynch, paras. 56, 57

14  Lynch, para. 65

Cet article a pour but de susciter la discussion et de sensibiliser les praticiens à certains défis posés par la loi. Il ne doit pas être considéré comme un conseil juridique. Toute question relative à l’applicabilité de la législation sur l’expropriation dans des circonstances particulières doit être posée à des praticiens qualifiés du droit et de l’évaluation.