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Le titre ancestral est-il un « intérêt foncier »? Première étape de la revendication territoriale des nations Wolastoqey

Évaluation immobilière au Canada

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2024 – Volume 68 – Tome 1
Le titre ancestral est-il un « intérêt foncier »? Première étape de la revendication territoriale des nations Wolastoqey
Par John Shevchuk, Conseiller en contentieux, C.Arb, AACI (Hon)

Par John Shevchuk, Conseiller en contentieux, C.Arb, AACI (Hon)

Le titre ancestral est-il un « intérêt foncier » susceptible d’être enregistré dans un registre foncier ou dans un système de titres fonciers? Telle était la question posée à la juge Gregory de la Cour du Banc du Roi du Nouveau-Brunswick dans l’affaire Wolastoqey Nations c. Nouveau-Brunswick et Canada, 2024 NBKB 21 [Wolastoqey].  Pour répondre à la question, la Cour a examiné les principes sous-jacents du droit concernant le titre ancestral et s’est demandé si ce droit était conciliable avec la législation provinciale relative à l’enregistrement des titres de propriété immobilière. Plus précisément, il a été demandé à la juge Gregory de décider si des Certificats d’affaire en instance (CAI) peuvent être déposés contre les parcelles de terre privées qui font partie des propriétés contestées dans le cadre d’une revendication territoriale initiée par les nations Wolastoqey.

Contexte

En 2020, six nations Wolastoqey ont intenté une action en justice pour appuyer leur revendication de plus de 50 % des terres du Nouveau-Brunswick. La revendication porte sur des terres détenues par la Couronne provinciale et fédérale, par des sociétés de la Couronne, ainsi que sur les intérêts en pleine propriété de sociétés privées. Le nombre de parcelles concernées par le litige est estimé à 16 500, dont 5 028 sont détenues par des particuliers. Modifié en 2021, le tribunal signale que le document de réclamation dépasse les 500 pages.

En décembre 2023, la juge Gregory entend une requête déposée par les sociétés privées demandant une ordonnance de radiation de la partie de la réclamation des Nations Wolastoqey demandant des CAI.1  Un CAI est un document judiciaire qui, une fois enregistré dans un système de titres fonciers, signale au monde entier que les droits fonciers font l’objet d’une action en justice. Les sociétés défenderesses ont affirmé que le CAI leur causerait un grand préjudice, en immobilisant leurs terres pendant les années au cours desquelles le litige serait en cours. Mais cette affirmation n’a pas suffi à empêcher la délivrance d’un CAI. Il a fallu persuader le tribunal que le titre ancestral n’est pas un intérêt couvert par la législation sur les titres fonciers et que, par conséquent, la demande de CAI devait être rejetée au motif qu’elle n’avait aucune chance raisonnable de réussir.

Dans les motifs du jugement daté du 1er février 2024, la juge Gregory a conclu que le titre ancestral n’est pas un « intérêt foncier » au sens de la loi sur l’enregistrement ou de la loi sur l’enregistrement foncier. Il est important de noter que la demande présentée à la Cour ne visait pas à établir si les Nations Wolastoqey avaient un intérêt dans les terres concernées; la question se limitait à déterminer si le titre ancestral justifie la délivrance et l’enregistrement d’un certificat de propriété en vertu de la Loi sur l’enregistrement et de la Loi sur l’enregistrement foncier. Mais pour répondre à cette question, il fallait examiner l’évolution du droit relatif au titre ancestral.

Le titre ancestral

La juge Gregory a établi la toile de fond de sa décision en se référant à des décisions antérieures de la Cour suprême du Canada portant sur des revendications territoriales autochtones :2

a. « … la doctrine des droits ancestraux existe et elle est reconnue et confirmée par le par. 35(1), et ce pour un fait bien simple :  quand les Européens sont arrivés en Amérique du Nord, les peuples autochtones s’y trouvaient déjà…  C’est ce fait, pardessus tout, qui distingue les peuples autochtones de tous les autres groupes minoritaires du pays et qui commande leur statut juridique — et maintenant constitutionnel — particulier. » R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, au para. 30 [emphase ajoutée]

b. « En fin de compte, c’est au moyen de règlements négociés — toutes les parties négociant de bonne foi et faisant les compromis qui s’imposent — processus renforcé par les arrêts de notre Cour, que nous pourrons réaliser ce que, dans Van der Peet, précité, au paragraphe 31, j’ai déclaré être l’objet fondamental du par. 35(1), c’est-à-dire « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté ».  Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes tous ici pour y rester. » Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, au para. 186 [emphase ajoutée]

c. « Notre Cour a confirmé le caractère sui generis1 des droits et des obligations auxquels la relation entre la Couronne et les peuples autochtones donne naissance, et elle a déclaré que ce qui rend le titre ancestral unique est le fait qu’il découle d’une possession antérieure à l’affirmation de la souveraineté britannique, contrairement aux autres domaines, comme le fief simple, qui ont pris naissance par la suite. » Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 SCC 44, au para. 14 [note en fin de texte ajoutée]

d. La jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada a affiné le concept de titre ancestral, ses caractéristiques et les éléments de preuve. Ces éléments font généralement référence à la présence préhistorique d’un groupe autochtone sur certaines terres définies, à l’utilisation et à la continuité de la possession des terres par le groupe autochtone en question et à la capacité de faire respecter la possession exclusive au fil du temps, jusqu’à aujourd’hui : Delgamuukw, supra; R. c. Marshall/R. c. Bernard, 2005 SCC 43; et Tsilhqot’in, supra

Pour comprendre la décision de la Cour dans l’affaire Wolastoqey, il est particulièrement important de tenir compte de la nature sui generis (unique en son genre) des droits et obligations des Premières Nations. Le titre ancestral est unique en ce sens qu’il existe depuis avant l’affirmation de la souveraineté britannique. En revanche, les droits de propriété immobilière de la common law et les droits de propriété immobilière créés par la législation sont nés avec l’affirmation de la souveraineté britannique.

Passant à la question qui nous occupe, la juge Gregory a approfondi la jurisprudence existante relative au titre ancestral sur les terres, en commençant par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Delgamuukw c. Colombie-Britannique,3 où il a été statué que :4

  • Le titre ancestral est un droit foncier;
  • Le titre ancestral est un droit foncier unique, différent des droits de propriété normaux tels que le fief simple;
  • Les caractéristiques du titre ancestral ne peuvent pas être entièrement expliquées par les règles de propriété de la common law;
  • Le titre ancestral est
  • inaliénable – il ne peut être transféré, vendu ou cédé
    qu’à la Couronne;
  • dérivé de l’occupation antérieure du Canada par les peuples autochtones;
  • détenu en commun par tous les membres d’une
    nation autochtone;
  • Le titre ancestral confère une utilisation et une occupation exclusives de la terre à des fins diverses.

La décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Tsilhqot’in précise que :5

  • Le titre ancestral est un intérêt juridique indépendant;
  • Le titre ancestral est un droit de jouissance sur une terre qui donne droit aux avantages qui en découlent;
  • Les autres formes de propriété foncière ne reflètent pas exactement le titre ancestral;
  • Le titre ancestral est détenu par les générations actuelles, mais aussi par toutes les générations suivantes.

La juge Gregory a fait remarquer que le titre ancestral est un « intérêt foncier », mais qu’il ne s’agit pas d’un intérêt comme les autres. Par exemple, il comporte des limites inhérentes distinctes de celles du fief simple. Il ne s’agit pas d’un concept de droit privé et ne concerne pas les droits d’entités privées. Il s’agit d’un concept de droit public.6  En outre, le titre ancestral n’est pas créé; il existait avant la souveraineté de la Couronne. Il ne peut être transféré et est inaliénable, sauf à la Couronne.7

En revanche, « La « création » et le « transfert » d’intérêts fonciers constituent l’objet et le but mêmes de la Loi sur l’enregistrement et de la Loi sur l’enregistrement foncier. » Le titre ancestral et le système d’enregistrement foncier du Nouveau-Brunswick sont incompatibles.8 La conclusion de la Cour à cet égard a été renforcée par un examen du libellé et de l’objet de la loi sur l’enregistrement et les titres fonciers du Nouveau-Brunswick. La juge Gregory a conclu comme suit :

« 94    Le titre ancestral, bien qu’il partage certaines caractéristiques, n’est pas un intérêt en fief simple : Le titre ancestral n’est pas assimilé à la propriété en fief simple; il ne peut pas non plus être décrit en se référant aux concepts traditionnels du droit de la propriété ». (Tsilhqot’in, supra au paragraphe 72)

95    Les systèmes provinciaux d’enregistrement foncier sont basés sur des intérêts en fief simple et ne semblent nulle part envisager des titres ancestraux. Inversement, le titre ancestral, de par sa nature, ne peut pas ne pas être limité par une telle législation, étant donné son statut constitutionnel et sui generis :

Le titre ancestral a été décrit comme sui generis afin de le distinguer des droits de propriété « normaux », tels que le fief simple. Cependant, comme je vais le développer maintenant, il est également sui generis dans le sens où ses caractéristiques ne peuvent pas être complètement expliquées par référence aux règles de la common law en matière de biens immobiliers ou aux règles de propriété des systèmes juridiques aborigènes. Comme pour les autres droits autochtones, il doit être compris en se référant à la fois à la common law et aux perspectives autochtones. (Delgamuukw, supra au paragraphe 112) (Traduction)

98    Étant donné l’incompatibilité de la nature du titre ancestral avec l’objet, le but et le libellé des deux lois, je conclus que le législateur n’avait pas l’intention d’inclure le titre ancestral dans ses références à un « intérêt foncier ».

99    Il n’appartient pas à cette Cour d’envisager ou d’examiner si, dans un esprit de réconciliation, comme le recommande la Cour suprême du Canada, la législature devrait envisager de modifier sa loi pour y inclure le titre ancestral.

104    Ainsi, il n’est tout simplement pas possible de lire la Loi sur l’enregistrement ou la Loi sur l’enregistrement foncier, dont l’application déclarée est de créer ou de transférer un intérêt foncier, comme ayant voulu ou envisagé un intérêt tel que le titre ancestral. »

Clôture

Nous pouvons nous attendre à ce que la décision de la juge Gregory dans le litige Wolastoqey soit la première d’une série de décisions judiciaires dans ce qui risque d’être un long chemin à parcourir. Il s’agira d’un parcours intéressant, car les tribunaux examineront une fois de plus l’interaction entre le titre aborigène et la common law relative aux droits immobiliers. Pour les évaluateurs, la question reste de savoir quel est l’impact de cette évolution du droit sur l’évaluation des intérêts immobiliers.

Notes de fin

  1. Pour prouver que les revendications de titres ancestraux nécessitent beaucoup d’avocats et de documents, la Cour a observé que quinze avocats étaient présents à l’audience de la demande; le dossier déposé pour la demande comptait 2 700 pages.
  2. Wolastoqey, paragraphe 3
  3. [1997] 3 R.C.S. 1010, paragraphe 186
  4. Wolastoqey, paragraphe 48
  5. Wolastoqey, paragraphe, 51
  6. Wolastoqey, paragraphes 74, 75
  7. Wolastoqey, paragraphe 77
  8. Wolastoqey, paragraphe 78, 80

Cet article a pour but de susciter la discussion et de sensibiliser les praticiens à certains défis posés par la loi. Il ne doit pas être considéré comme un conseil juridique. Toute question relative à l’applicabilité de la législation sur l’expropriation dans des circonstances particulières doit être posée à des praticiens qualifiés du droit et de l’évaluation.